A propos de: Picard Patrick, "Transformer les pratiques en éducation : quels sont les apports de la recherche ?", sur le site du Café pédagogique, "L'Expresso" du 17 septembre 2024.
Ce texte de Patrick Picard est un compte-rendu de l'ouvrage Transformer les pratiques en éducation : quelles recherches pour quels apports ? coordonné par Thibault Coppe, Ariane Baye et Benoit Galand, publié aux Presses Universitaires de Louvain en 2023, et annoncé sur le site des PUL.
Un certain nombre de chapitres ou de sous-chapitres de cet ouvrage abordent directement ou indirectement une question sur laquelle j'ai déjà beaucoup publié, à savoir la relation entre l'innovation et le changement: cf. sur mon site, dans la rubrique "Bibliographies", la section intitulée "Innovation technologique : environnements numériques et Internet", où l'on trouvera toutes les références de mes publications sur ce thème.
Je rappelle brièvement la différence: l’innovation concerne en général un petit groupe d’expérimentateurs voire un seul, qui, pendant un temps restreint, sur un terrain limité et dans des conditions optimales, vont consacrer une quantité importante de temps et d’énergie à une problématique particulière ; le changement, au contraire, concerne tous les enseignants, qui, dans leurs classes ordinaires et en mobilisant toute leur expérience, doivent gérer au quotidien l’ensemble des problématiques d’enseignement-apprentissage. Même si l'on n'utilise pas ainsi ces deux termes, il me semble indispensable de distinguer les deux réalités.
L'étude des relations entre recherche et changement impose donc d'inclure le troisième terme de la problématique, l'innovation, la recherche proposant souvent des innovations qui alimentent des expérimentations, lesquelles se généralisent et se pérennisent rarement dans l'expérience collective des enseignants.
On retrouve dans l'ouvrage recensé les deux propositions principales déjà bien connues pour améliorer le passage de l'innovation proposée par la recherche au changement dans les classes:
1) La collaboration entre chercheurs et praticiens au cours même de l'élaboration de l'innovation: un chapitre de l'ouvrage s'intitule ainsi "Approche co-créative de la production, de l’implémentation et de la durabilité de l’innovation pédagogique : les Partenariats Recherche-Pratique". Ces "partenariats" sont une variante de ladite "recherche-action" (cf. la présentation que j'en fait dans "Mettre en oeuvre ses méthodes de recherche", chap. 1.8).
2) La nécessité de tenir compte des différents contextes dans la mise en oeuvre des innovations, surtout si elles sont imposées de manière autoritaire et uniforme par des autorités éducatives, ou si elles sont proposées à la suite d'expérimentations réalisées par les seuls chercheurs, et même lorsqu'elles ont été élaborées sur le mode de la recherche-action, puisque celle-ci se limite forcément à un nombre limité de contextes. Au chapitre 7 de l'ouvrage recensé, les auteurs s'intéressent aux difficultés du "passage à l'échelle", en l'occurrence de la diffusion à grande échelle d'expérimentations limitées, mais le problème se pose tout autant dans l'autre sens, lorsqu'il s'agit de faire appliquer des réformes institutionnelles décidées pour tout un pays, parce que ces réformes à grande échelle se heurtent aux contraintes variées de terrains différents lors du passage à la petite échelle des établissements et des classes: c'est la problématique que je traite dans un article intitulé "La 'recherche interventionnelle' au service de la généralisation et pérennisation des réformes institutionnelles : le cas de la réforme en cours de l’enseignement des langues en Algérie" (2019c).
Dans cet ouvrage tel qu'il est présenté dans ce compte-rendu, trois points m'ont particulièrement intéressé:
1. Au chapitre 4 intitulé "Avoir un impact : pourquoi mesurer l’implantation d’une intervention est crucial", les auteurs proposent la notion de "variables d'efficacité", désignant "les différents facteurs" - forcément contextuels - "qui contribuent à la 'réussite' ou à l’échec d’une mesure", et ils en proposent la typologie suivante - je cite:
- les temps (est-ce que les professionnels ont bien passé le temps qu’on leur demandait d’y passer, dans leurs pratiques d’enseignement ?),
- l’adhésion (est-ce qu’ils sont d’accord avec ce qu’on leur demande de faire ? Est-ce qu’ils y croient ? Ont-ils des marges de discussion et d’appropriation ? La relation entre chercheurs, formateurs et acteurs est-elle plutôt collaborative ou normative ?),
- la formation (est-ce que ce qu’on a fait en formation a été efficace pour engager des dynamiques porteuses ? S’est-on assez intéressé à l’observation réelle du travail ?),
- la stabilité (est-ce que la rotation rapide des acteurs ou des pilotes impacte la poursuite de l’engagement dans le programme ? Est-ce que d’autres priorités s’opposent ?),
- les moyens (est-ce qu’ils ont les moyens matériels et humains pour faire ce qui est demandé ?),
- la variabilité des résultats (est-ce que ça marche bien dans certains endroits, pour certains publics, mais moins bien pour d’autres ?).
"Selon les auteurs - résume l'auteur du compte-rendu - observer ces 'variables d’efficacité' demande aux institutions de transformer leurs organisations, que ce soit dans la conception du métier de pilote, de chercheur, de formateur, et de développer des modalités de collaboration, construire des espaces de travail commun, s’intéresser vraiment à ce que les uns pensent de la place que peuvent occuper les autres, comprendre d’autres points que les siens, et construire des ajustements nécessaires à la réussite des changements proposés."
2. Au même chapitre 4, sous l'intertitre intitulé "De la théorie à la pratique : les défis de la recherche translationnelle" est présenté ce type de recherche né dans le domaine de la santé publique, et qui travaille la relation entre la recherche fondamentale et la recherche clinique, afin d'accélérer l'application sur le terrain des découvertes scientifiques médicales. J'ai pour ma part, précisément dans le même article 2019c cité plus haut, mobilisé également de manière analogique un autre type connu de recherche concernant la diffusion des bonnes pratiques en santé publique, la "recherche interventionnelle". Comme je l'écris dans le résumé en ligne de cet article, "il s’agit d’une type de recherche non pas par l’intervention, comme c’est le cas de la recherche-action, mais sur les différents modes d’intervention possibles, à deux niveaux différents et interreliés : l’intervention des décideurs, chercheurs et formateurs auprès des enseignants, et l’intervention des enseignants auprès des élèves." La "recherche interventionnelle" ainsi conçue en didactique des langues-cultures (DLC) me semble plus adéquate que ne le serait la première, la "recherche translationnelle", laquelle, pour autant que je puisse l'imaginer, réactiverait une forme soft d'applicationisme connue en pédagogie sous l'appellation de "transposition didactique" (cf. Puren 2024i, chap. 3.3.2.5, pp. 44-46).
3. Le chapitre 9 de l'ouvrage recensé, "Améliorer les connaissances ou les pratiques ? Un point de vue ergonomique", a été rédigé par Tricot, auteur que j'ai cité à plusieurs reprises dans mes travaux parce que dans la collection 'Mythes et réalités' qu’il a créée et qu'il dirige chez Retz, il a publié en 2017 un ouvrage intitulé "L'innovation pédagogique". L'un des mythes qu'il dénonce dans cet ouvrage, comme on peut l'imaginer à son titre et au titre de ce chapitre 9, est l'idée que les chercheurs ne proposent que des connaissances nouvelles, et que le changement ne peut être réalisé que par les enseignants eux-mêmes en construisant des situations d'apprentissage tenant compte de ce qu'il appelle "les contraintes spécifiques des apprentissage scolaires" (titre d'un interview donné en 2020 sur le site "Synapses", où il reprend la même idée).
Si je cite ici ce chapitre 9, c'est aussi parce que Tricot y fait allusion à une nouvelle édition parue en mai 2014 de son ouvrage L'innovation pédagogique (Nouvelle édition enrichie, sur le site des Editiond RETZ); et que dans l'introduction de cette seconde édition il annonce que par rapport à l'édition précédente de 2017 il a modifié son opinion sur deux points, en raison des "évolutions majeures" qu'il a constatées depuis lors, je cite :
(a) La pédagogie par projet est maintenant l’objet de nombreuses études rigoureuses, montrant un effet positif de cette façon d’enseigner.
(b) Il en est de même pour la classe inversée, qui fait désormais l’objet d’études beaucoup plus rigoureuses qui montrent des résultats très favorables à cette façon d’organiser l’enseignement.
Il avait jugé, dans la première édition, que c'était pour lui "un crève-coeur" de constater que la pédagogie de projet était très motivante pour les élèves, mais pour certains d'entre eux trop exigeante. Je ne peux que me féliciter de l'évolution de son jugement sur cette pédagogie, que je promeus depuis plus de vingt ans en tant que modèle pédagogique le plus adéquat pour la mise en oeuvre de la perpective actionnelle (cf. les deux rubriques bibliographiques correspondantes sur mon site, "Pédagogie de projet" et "Perspective actionnelle").
Dans la première édition de son ouvrage, Tricot portait également un jugement nuancé sur la pédagogie inversée, qui pouvait être selon une occasion de réfléchir à la relation entre le travail en classe et hors-classe, mais qui ne lui paraissait pas réellement innovante. Pour ma part, je maintiens le jugement critique que j'ai exposé dans le fil des échanges que j'ai hébergé un moment sur mon site (2017d), cf. aussi la synthèse de mes idées dans le diaporama 2018a) : en DLC, ce dispositif est intéressant au niveau universitaire parce qu'il oblige effectivement les enseignants à remettre en cause la démarche transmissive qui y est encore trop souvent la règle; mais en didactique scolaire des langues-cultures, c'est, du point de vue de l'histoire de la discipline, une "innovation réactionnaire" qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résoud.