« Le spectre des stéréotypes »


À propos de : LAGORGETTE Dominique & RAMOND Denis. 2023. « Le spectre des stéréotypes ». Site laviedesideesf.fr, 16 mai 2023, 17 p.

 

Les auteurs annoncent dans le chapeau de leur texte « Peut-on lutter contre les stéréotypes ? Cette injonction répétée pose des difficultés pratiques et conceptuelles qu'il convient d'explorer. » Ils partent d'un constat général que l'on peut je pense élargir à la didactique des langues-cultures (DLC) pendant toute la période de domination exclusive de l'approche communicative-interculturelle, avec l'importance première accordée, dans la conception de l'enseignement-apprentissage de la culture, aux représentions, et parmi les représentations, aux stéréotypes négatifs.

 

Le constat des auteurs est le suivant : « Le stéréotype a mauvaise réputation. Il serait un jugement faux, biaisé, une vision déformée de la réalité, une étiquette réductrice attachée à des groupes, une source d’incompréhension entre les cultures [...]. » Si cette notion a autant de succès, c'est parce que, selon les auteurs citant Ruth Amossy, elle permet « au sociologue et au psychologue de saisir la façon dont l'individu appréhende l'autre [...] en fonction des modèles culturels de sa communauté »[1].

 

On comprend que la notion ait également séduit en didactique des langues-cultures (DLC), parce qu'elle offre aux auteurs de manuels et aux enseignants une entrée commode pour l'enseignement-apprentissage de la culture étrangère à des débutants, en permettant de combiner la découverte de la culture étrangère avec une réflexion formative des apprenants sur leur propre culture, ainsi qu'une diffusion de valeurs humanistes telles que la tolérance et le respect de l'autre.

 

Les auteurs développent sur cette notion un point de vue critique : « Loin d’aller de soi, l’injonction répétée à combattre les stéréotypes engendre en effet des difficultés pratiques et conceptuelles insuffisamment explorées jusqu’à présent. » Je crois que l'avertissement aurait dû valoir aussi pour la DLC. Les quatre difficultés abordées dans la seconde et dernière partie de l'article me paraissent pouvoir susciter des réflexions intéressantes en DLC.

 

1) Les auteurs notent que « [...] reproduire [les stéréotypes)] pour mieux les combattre permet, paradoxalement, leur dissémination ». Cette remarque me semble très pertinente dans le cas de cours de langue-culture à des débutants : utiliser pour l'enseignement des documents illustrant des stéréotypes dans le pays étranger ou visant le pays étranger revient de facto ... à leur enseigner ces stéréotypes. En bonne pédagogie, la démarche correcte serait plutôt de laisser les apprenants se construire d'abord leurs propres représentations, avant de les leur faire confronter aux représentations sociales existantes et à des données objectives fournies par des études scientifiques.

 

2) La second difficulté, selon les auteurs, vient du fait que « le stéréotype est partout, si bien qu’il est délicat d’attribuer des responsabilités, de retracer son origine et de désigner des coupables. » En DLC, la présentation de stéréotypes dans et sur la culture étrangère – qu'ils soient auto- ou hétéro-, positifs ou négatifs – devrait être précédée d'un minimum d'informations sur l'origine, la nature et le fonctionnement des stéréotypes à partir d'études ou de synthèses de sociologues et psychologues sociaux, suivies de réflexions personnelles des apprenants sur leur propre culture; le tout, sans doute, en L1. Le risque est réel, sinon, que les apprenants n'en retirent comme leçon qu'une vague idée telle que, par exemple en FLE, « Il y a beaucoup de racistes en France », voire que « Les Français sont racistes ». Les choses, on le sait, sont autrement plus complexes, et surtout, quel que soit le constat plus ou moins sévère que l'on tire sur ce pays, l'important, du point de vue formatif, au-delà de la dénonciation légitime du racisme en tant que tel, c'est chez les apprenants une meilleur compréhension de la mécanique des stéréotypes qui enrichisse leur propre questionnement sur leurs propres représentations.

 

3) La troisième difficulté concerne la question de la liberté artistique et des ambigüités inhérentes à l'interprétation des œuvres d'art. Les manuels de langue exploitent souvent des textes littéraires. Or les stéréotypes qui y apparaissent peuvent être interprétés de multiples manières : ils peuvent être les leurs ou ceux de la société qu'ils décrivent, mais ils peuvent tout aussi bien en jouer pour brosser le portrait de personnages avec lesquels ils ne s’identifient absolument pas, étayer des intrigues, susciter des réactions et des réflexions chez leurs lecteurs, voire pour critiquer ces stéréotypes.

 

4) La quatrième difficulté soulevée par les auteurs fait écho chez moi à une remarque critique que j'ai déjà faite par ailleurs concernant l'usage de la notion de « représentation » en DLC. Les auteurs écrivent :

 

Supposer que combattre les stéréotypes emporterait automatiquement des effets émancipateurs repose sur un postulat fragile : l’idée que l’on pourrait déduire facilement les effets des images, que l’on pourrait, en d’autres termes, poser une continuité entre les représentations externes disséminées dans le monde social (celles de la culture de masse, par exemple) et les représentations internes de ceux qui les consomment. Jacques Rancière a critiqué ces déductions trop rapides et la chasse au stéréotype, cette image dont on soupçonne « l’effet d’incorporation chez un destinataire toujours présupposé suffisamment stupide et résigné pour être le seul à ne pas déchiffrer le secret que l’analyste lit à livre ouvert » [2]. Rancière nous invite à nous méfier du sentiment de supériorité que l’on peut éprouver lorsqu’on pourchasse les stéréotypes du passé, et que l’on s’imagine que nos aïeux étaient, à l’égard des images, plus naïfs que nous. (pp. 15-16)

 

Ce postulat effectivement « fragile » est souvent présent dans les propositions qui ont été faites en DLC pour la mise en œuvre de l'approche interculturelle : ce sont généralement les seules représentations « externes » qui sont présentées.

 

Quant à ce sentiment de supériorité dont parle Rancière, il me semble apparaître parfois chez les didacticiens dans leurs analyses des représentations tant des apprenants sur la culture étrangère, que des enseignants sur l'enseignement-apprentissage des langues-cultures. Ils opposent en effet les représentations en tant qu'images simplistes ou erronées aux conceptions qui sont les leurs, qui reposeraient sur des connaissances objectives. Voilà ce que j'ai écrit à ce propos dans un article de 2011:

 

À la lecture récente d’un appel à communications pour un colloque, m’est venue en particulier l’idée que ce couple représentations-conceptions pourrait bien fonctionner en partie chez les didacticiens de langues-cultures comme un marqueur de positionnement hiérarchique : ils parleraient généralement de « représentations » à propos des enseignants et des apprenants, mais de « conceptions » à propos de responsables ou experts institutionnels (comme si les premiers n’avaient pas aussi des conceptions, et les seconds des représentations…). (2011j, p. 33)

 

L'article des deux auteurs se termine par cette réflexion : « Un monde sans stéréotypes reste à inventer, et il n'est pas sûr qu'il soit concevable" (p. 17). Il est bien dommage qu'ils ne l'aient pas développée un minimum. Elle renvoie sans doute au fait que les stéréotypes, en tant que généralisations inductives, sont des simplifications inévitables de toute réalité complexe. On peut même les qualifier de profitables si on les considère comme des modélisations, avec les différentes fonctions qu'assurent ces outils conceptuels (cf. le document 014, récemment mis à jour, et mon essai 2022f).

 

 

 



[1] Note des auteurs : Ruth Amossy, « La notion de stéréotype dans la réflexion contemporaine », Littérature n° 73, 1989, p. 32.

[2] Note des auteurs : Jacques Rancière, « L’histoire “des” femmes : entre subjectivation et représentation (note critique) », p. 1016 in : Annales. Économies, sociétés, civilisations, 48(4), 1993.