L'idée de ce billet est partie de l'information suivante, du site 01net.com, qui m'est parvenue ce jour: "Ces lunettes AR utilisent ChatGPT pour traduire vos conversations en temps réel".
Extrait:
Les lunettes de réalité augmentée de Solos ambitionnent de mettre un terme à la barrière de la langue. Pour traduire les conversations en temps réel, les lunettes connectées s’appuient sur ChatGPT et Whisper, deux technologies phares d’OpenAI.
(...) les microphones captent les paroles de votre interlocuteur. Celles-ci sont automatiquement traduites et diffusées dans les oreilles de l’utilisateur par le biais des haut-parleurs dans les branches. Solos assure que l’opération se veut la plus discrète possible.
(...)
Solos Translate dispose aussi d’un mode dédié aux groupes. Celui-ci propose de traduire les conversations entre plusieurs personnes. Chaque participant peut écouter les échanges dans sa langue natale.
(...) Enfin, les lunettes peuvent également traduire du texte, partagé par le biais de l’application compagnon de Solos.
Les traductions orales automatiques existaient déjà sur smartphone, mais il s'agissait de traductions consécutives, phrase par phrase, avec les manipulations peu commodes que l'on imagine. La nouvelle technologie proposée ici opère un saut qualitatif en termes de praticité. Si on ajoute aux possibilités de cette technologie la traduction des textes écrits déjà assurée par des IA tels que ChatGPT, il est évident que les didacticiens de langues-cultures doivent réfléchir sérieusement non pas seulement à l'utilisation de l'IA pour l'apprentissage, mais pour reconsidérer leur paradigme dominant, qui est, depuis la fin du XIXe siècle, un apprentissage de la L2 principalement par un enseignement en L2, dans le cadre de ce que l'on appelle alors la "méthode directe intégrale".
Je vois a priori trois domaines à reconsidérer d'urgence: celui des relations entre enseignement, apprentissage et usage, celui de la traduction d'apprentissage, et celui de la relation langue-culture.
- La relation entre enseignement, apprentissage et usage
Depuis des décennies, la problématique didactique est conçue comme une problématique d'enseignement-apprentissage, alors même que l'objectif est l'usage, et qu'en raison du principe d'homologie fin-moyen, l'outil principal d'apprentissage de la L2, même dans l'espace et le temps de la classe, est son usage. J'ai publié à ce sujet un billet de blog en date du - 04 décembre 2023. "La didactique des langues-cultures, ou la problématique de l''enseignement-apprentissage-usage", dans lequel je présente les sept arguments qui obligent, à mon avis, à parler en DLC non plus d'"enseignement-apprentissage", mais d'"enseignement-apprentissage-usage". Cette évolution de la problématique didactique est d'autant plus indispensable que les dispositifs de traduction automatique permettent désormais aux élèves de produire avant d'apprendre, alors que jusqu'à présent il leur fallait apprendre avant de produire. En d'autres termes, l'usage peut précéder l'apprentissage : il est évident qu'il s'agit d'une rupture paradigmatique dont il faut tirer les conséquences et implications didactiques. On peut maintenant imaginer, par exemple, de commencer par faire produire par les étudiants des dialogues en L2 que constitueront les supports des "unités didactiques", i.e. d'enseignement-apprentissage.
- La traduction d'apprentissage
Sa disponibilité immédiate en temps réel en classe et la qualité d'ores et déjà obtenue pour les conversations et textes simples en font un outil d'apprentissage désormais d'autant plus incontournable en classe que les élèves, de toutes manières, l'utiliseront massivement pour leurs activités personnelles d'apprentissage. Je signalais, à la fin d'un billet en date du 17 janvier 2023 intitulé "Le ChatGPT3 d'OpenAI et la didactique des langues-cultures", la publication en ligne, par le CAVILAM-Alliance française de Vichy, d'une série de fiches pratiques "pour faire de l’IA le meilleur assistant pédagogique des enseignants". Les activités proposées aux élèves sont intéressantes et créatives, elles sont certainement à retenir, mais elles se font uniquement en L2. Le CAVILAM de Vichy, comme le CLAB de Besançon et autres organismes d'enseignement du FLE à des adultes en France, travaille avec des apprenants de langues différentes, et les activités intégrant le recours aux différentes L1 en présence posent problème, par conséquent, dans un enseignement collectif sur une durée limitée. C'est d'ailleurs pour cette raison que la didactique du FLE a mis très longtemps à s'intéresser à l'usage de la L1 dans l'enseignement scolaire des L2 en France. Mais la relation L1-L2 est une problématique incontournable en didactique scolaire, et la recherche en FLE doit désormais encore moins la négliger. Aux traductions automatiques comme outil d'apprentissage doit certainement succéder, à partir d'un certain niveau de complexité des textes (et donc, de la part de la traduction automatique, d'inexactitudes ou à l'inverse d'"exactitudes" effaçant les implicites et connotations culturelles), l'apprentissage du contrôle de cette traduction.
- La relation langue-culture
J'ai récemment, dans un billet de blog en date du 21 septembre 2022, soutenu l'idée selon laquelle, dans l'appellation de "didactique des langues-cultures", il fallait considérer "langue-culture" comme une modélisation qui inclut les cas où l'on veut neutraliser au maximum la culture (comme dans les textes scientifiques), à l'image de la série des nombres entiers naturels, qui inclut le nombre nul, le zéro. On peut désormais imaginer des séquences d'enseignement voire des cours entiers où c'est à l'inverse la langue que l'on s'efforce de neutraliser au maximum en la faisant prendre en charge par la traduction automatique, au profit d'un travail sur la seule culture.
Christian Puren, le 10 janvier 2024