A propos de : REUTER Yves. 2020. "Faire ou ne pas faire? Telle n'est pas la question pédagogique", TRACeS n° 245, revue de "Pédagogies actives", mouvement pédagogique "ChanGements pour l'égalité", Bruxelles, avril 2020.
Dans ce court article, Yves Reuter rappelle les deux "thèses (qui) structurent un débat pédagogique récurrent concernant les activités scolaires", que l'on peut considérer comme deux pôles opposés, et donc relever du "méta-modèle complexe" présenté dans le document intitulé "Un méta-modèle complexe: typologie des différentes relations logiques possibles entre deux pôles opposés" (Document 022).
Tel que je définis pour ma part ces deux pôles, il s'agit d'une part de la pédagogie traditionnelle transmissive (le savoir est transmis par l'enseignant), d'autre part de la pédagogie constructiviste de l'autre (le savoir est construit par l'apprenant lui-même). Il juge que les étiquettes souvent utilisées, "(pédagogie) passive", et "(pédagogie) active", ne conviennent pas, faisant remarquer avec raison que "dans les pédagogies les plus classiques, l’élève est incité à être attentif, écouter, prendre des notes, faire des exercices, réviser, restituer…".
Deux affirmations, par contre, me paraissent discutables lorsqu'il s'efforce de nuancer l'opposition entre ces deux pôles :
- "(...) tout savoir est construit, il est impossible d'apprendre sans rien faire". La deuxième partie de cet énoncé renvoie à la citation précédente: on peut considérer effectivement qu'en pédagogie traditionnelle l'élève est incité à faire (au minimum à apprendre, puisque l'enseignant enseigne...). De là à considérer qu'il "construit" son savoir, il y a un grand pas difficile à faire, sauf à réduire à ce point l'idée de construction du savoir par l'èlève telle que développée par la théorie constructiviste, que l'on finit par jouer sur des sens très différents du même mot.
- Lorsqu'il ajoute à la suite que "toute pédagogie suppose la mise en œuvre, de la part de l’enseignant, d’un ensemble d’actions visant à susciter chez les élèves un ensemble d’activités", on pourra lui faire remarquer que c'est là la définition même de la pédagogie moderne telle que la définit Gabriel Compayré dans son Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le XVIe siècle (Paris : Hachette, 2e éd. 1880, T. 1, 460 p.):
L’âme n’est pas une matière inerte qui se laisse façonner comme on l’entend, qui obéit passivement à tout ce qu’on entreprend sur elle : loin de là, elle réagit sans cesse, elle mêle son action propre à celle du maître qui l’instruit. (p. 383)
Ce pédagogue aurait certainement été surpris de voir son idée reprise pour définir "toute pédagogie", y compris la pédagogie traditionnelle. La pédagogie (vraiment) traditionnelle, celle en vigueur jusqu'à la fin du XIXe siècle en France, avant l'arrivée des "méthodes actives", ne fait assurément pas partie de ces "pédagogies les plus classiques" telles que les décrit Reuter.
Qu'en réalité tout élève au minimum sélectionne et recombine le savoir transmis par le maître n'empêche pas que l'enseignant traditionnaliste considérait que l'élève n'avait qu'à bien l'écouter de manière à être capable de bien restituer les connaissances qu'il lui transmettait : on ne définit pas une pédagogie seulement par l'activité réelle des élèves, mais aussi par ses principes.
Le passage suivant, à la suite de ce texte de Reuter, mérite d'être cité in extenso:
"(...) il me paraît indispensable de sortir d’oppositions présentées comme irréductibles. Pour ce faire, il est intéressant de penser les pratiques comme des modalités pédagogiques possibles au sein d’un continuum entre deux pôles : à savoir et pour schématiser, la pédagogie magistrale-transmissive et les pédagogies « différentes » (3). Ces pôles actualisent des dimensions à la fois constitutives et en tension des pratiques pédagogiques : contrôle ou autonomie des élèves, compétition ou coopération, évaluation sommative ou évaluation formative… En d’autres termes, les pratiques n’existent pas sans l’une et sans l’autre de ces dimensions, quelles que soient les formes d’équilibre-déséquilibre entre elles. Par voie de conséquence, penser les modalités d’articulation de ces dimensions pourrait permettre de mieux rendre compte de la complexité des pratiques effectives qui ne sont quasiment jamais situées de manière absolue sur l’un ou l’autre pôle. Elles sont en général métissées dans la mesure où les enseignants les ajustent en fonction des élèves considérés, des moments du cursus et des disciplines.
______________
(3) Je ne prends pas en compte ici, ce qui est très discutable, la diversité des pédagogies différentes."
Voici les trois principales remarques que me suggère ce passage en ce qui concerne cet outil privilégié de la réflexion didactique qu'est la modélisation.
1. On se demande pourquoi l'auteur s'est évertué à atténuer la distinction entre les deux pôles. Dans la logique de la modélisation, il faut créer deux oppositions franches, même abstraites - en l'occurrence, les pédagogies transmissive et constructiviste - ce qui justement amène à définir celles-ci en fonction de leurs principes -, de manière à pouvoir ensuite positionner les pratiques réelles sur le continuum. Si, comme l'écrit l'auteur, "dans les pédagogies les plus classiques, l’élève est incité à être attentif, écouter, prendre des notes, faire des exercices, réviser, restituer…", cela veut dire tout simplement que ces pédagogies ne sont pas, dans leurs pratiques réelles, "situées de manière absolue" sur le pôle traditionnaliste.
2. On se demande aussi pourquoi l'auteur ne pourrait pas prendre en compte "la diversité des pédagogies différentes" (note 3) : son modèle permet de le faire d'une phrase, par laquelle il signalerait qu'elles se positionnent à des endroits différents du continuum. Mais il lui aurait fallu caractériser le pôle opposé au pôle traditionnaliste autrement que par l'expression de "pédagogies différentes", qui ne le satisfait pas lui-même. Il aurait suffi pour cela de réserver le concept de "construction (des savoirs par l'élève)" à ce pôle, en le prenant dans sa version la plus forte, celle de la théorie constructiviste, au lieu, en quelque sorte, de l'"étaler" sur le continuum.
On retrouve dans les deux cas la même atteinte à la logique de la modélisation, laquelle consiste en une simplification assumée qui permet ensuite de reconstituer la complexité ; l'auteur, au contraire, veut intégrer de la complexité au sein même des pôles, alors que c'est justement la fonction du mode du continuum, qu'il propose lui-même, de l'intégrer au sein de cet espace intermédiaire. "Faire ou ne pas faire" n'est peut-être pas la question pédagogique, mais c'est la question modélisatrice.
3. On aura reconnu sans peine, dans la modélisation de la relation entre les deux pôles proposée par Reuter, ce mode de mise en relation des deux pôles opposés qu'est le continuum. Ce mode permet effectivement "de mieux rendre compte de la complexité des pratiques effectives". Mais la complexité réelle exige de penser la relation entre ces deux pôles selon bien d'autres modes. Dans mon "méta-modèle" complexe dont j'ai rappelé les références au début du présent texte, j'en décrivais six autres : l'opposition, l'évolution, le contact, la dialogique, l'instrumentalisation et l'encadrement.