Le site La vie des idées publie ce jour, signé de deux économistes, Florence Jany-Catrice & André Orléan, un compte rendu d'un manuel d'économie disponible gratuitement en ligne, L'Économie, « résultat d’un vaste travail collectif réunissant depuis 2013, sous l’intitulé CORE [« Curriculum Open Access Ressources in Economics »], des centaines d’économistes de toutes nationalités, parmi lesquels nombre de grands noms de la discipline, autour d’une équipe de 23 rédacteurs. » Les auteurs de ce compte rendu sont très critiques sur l'orientation idéologique de l'ouvrage, qui représente pour eux « le paradigme économique de ce Nouveau Monde dans lequel le capitalisme règne sans rival d’un bout à l’autre de la planète ».
Si j'en fais mention dans ce billet de blog, ce n'est bien sûr pas pour discuter de cette question, mais pour signaler que les auteurs du compte rendu sont amenés, à l'occasion de leur analyse de l'ouvrage, à présenter ainsi les « différentes conceptions du pluralisme » dans les théories économiques, selon Samuel Bowles, l'un des coordonnateurs de l'ouvrage :
Pour ce faire [i.e. justifier les choix faits par l'équipe de coordination], Bowles commence par déprécier le pluralisme tel que nous l’entendons en le nommant « pluralisme de juxtaposition », pour lui préférer ce qu’il nomme le « pluralisme d’intégration ». Cette attaque ne manque pas d’esprit. Il faut reconnaître que le terme « pluralisme de juxtaposition » est bien trouvé puisqu’en effet, l’attitude pluraliste suppose, en un premier temps, d’appréhender séparément chacune des approches examinées dans le but d’en dégager la logique intérieure avec le plus de netteté possible.
Cependant il faut souligner que l’examen pluraliste ne s’arrête nullement à cette juxtaposition qui n’en constitue que la première étape car, enfin, ce qui est recherché est bien la mise en relation des approches dans le but d’en expliciter les forces et les faiblesses, au regard des faits comme au regard de la fécondité conceptuelle, par le jeu de la comparaison. Ce moment de la mise en rapport est le moment crucial de la pédagogie pluraliste, celui qui permet d’approfondir notre compréhension des concepts en concurrence grâce à la lumière vive que jette sur eux la comparaison avec ce qu’ils ne sont pas, et même, quelquefois, contre quoi ils ont été pensés. Pour cette raison, le terme « pluralisme de juxtaposition » ne convient pas. L’appellation « pluralisme de comparaison » serait plus appropriée, si toutefois on souhaite qualifier la notion de pluralisme. [1]
Cependant, de quelque manière qu’on le nomme, Bowles lui préfère cette autre approche qu’il nomme « pluralisme d’intégration ». De quoi s’agit-il ? Bowles écrit : « Le pluralisme peut également être obtenu en combinant les idées des différentes écoles de pensée au sein d’un paradigme commun. Appelons-le « pluralisme par intégration ». Tel serait le pluralisme mis en œuvre dans le manuel. À ceux qui seraient tentés de voir, dans cette présentation unilatérale, une préjudiciable absence de pluralisme, Bowles répond qu’ils ont tort de s’inquiéter car ce paradigme unique intègre tous les paradigmes ! Cet argument ne résiste pas à l’analyse. En effet, nous avons montré que le rapport qu’entretient le paradigme expérimental aux différentes théories n’est en rien un rapport d’intégration mais bien plutôt un rapport instrumental : il s’agit de s’approprier un morceau de théorie isolé de son cadre conceptuel.
Cette analyse critique rappelle fortement les descriptions que j'ai pu faire dans mon essai de 1994 de l'éclectisme en didactique des langues-cultures (1994e). J'y présente en introduction générale (pp. 11-13) le principe épistémologique de Victor Cousin, le « pape de l'éclectisme » en philosophie, dont l'un des postulats, dans son ouvrage intitulé Du bien (Paris : Librairie Académique Didier, Perrin et Cie, Libraires Éditeurs, 1886, 240 p.) était le suivant :
Postulat n° 3 : Chacun des systèmes apparus au cours du passé dégageait des vérités mais aussi commettait des erreurs à l’intérieur de sa propre problématique, de sorte que l’on doit à la fois absoudre et condamner tous les systèmes pour la vérité qui est en chacun d’eux et pour les erreurs que tous mêlent à la vérité (p. 149).
Et il en tirait la conclusion suivante en termes de démarche philosophique :
[Si] tous les systèmes [...] nous livrent en quelque sorte, divisés et opposés les uns aux autres, tous les éléments essentiels de la moralité humaine, [...] il ne s’agit plus que de les rassembler pour restituer le phénomène moral tout entier (idem, p. 119)
Cette position de Victor Cousin peut être qualifiée de « pluralisme de juxtaposition » : sa doctrine a d'ailleurs été critiquée à l'époque comme une philosophie d'Arlequin (cité in 1994e, p. 11). N'étant pas philosophe, je me garderai bien d'en juger, mais il me semble que, même si cette critique est pertinente, si son pluralisme philosophique, pour le dire autrement, n'est pas suffisamment « d'intégration », la logique environnementale de son projet, en tout cas, est très moderne : « De quel droit – écrit-il – ne met-on l’unité d’une doctrine à ne souffrir en elle qu’un simple principe ? […] Dans la réalité, tout est déterminé, et par conséquent tout est complexe. » (idem p. 152)
J'ai considéré pour ma part, dès avant la fin de mes recherches pour la rédaction de mon essai, que l'éclectisme est en DLC la réponse empirique des enseignants confrontés à la complexité irréductible de leur domaine d'action. Or la méthodologie qu'on leur propose, quelle qu'elle soit, a dû, pour se constituer en tant que telle, c'est-à-dire en cohérence globale, universelle et permanente, expulser la contradiction, alors que celle-ci est une composante fondamentale de la complexité (cf. 046). Preuve en est, entre autres, l'organisation historique spontanée (les épistémologues diraient l'« auto-organisation émergente ») des différentes « méthodes » d'enseignement (dans le sens d'unités minimales de cohérence méthodologique) en paires opposées: méthodes transmissive/active, déductive/inductive, conceptualisatrice/imitative, applicatrice/répétitive, etc. : cf. 008). J'ai considéré aussi que les didactiques devaient dépasser cet éclectisme empirique pour élaborer ce que j'appelais, et que j'appelle toujours, une « didactique complexe » (cf. 1995b, 1998b).
Dans l'ouvrage commun que Bruno Maurer et moi avons rédigé et qui doit être publié ces jours-ci (CECR : par ici la sortie !, Éditions des Archives Contemporaines, 314 p., 2019d), nous préconisons l'un et l'autre le « pluralisme méthodologique », lui pour la méthodologie plurilingue (version modernisée de l'ancienne « didactique intégrée »), moi pour l'évaluation, en nous opposant en cela au choix exclusif des auteurs du CECR de 2001, repris par ceux du Volume complémentaire, en faveur de l'approche communicative.
Nous considérons que ce pluralisme méthodologique doit être composé en fonction du terrain (dans le sens où on dit « composer un menu ») au moyen de sélections, combinaisons et/ou articulations méthodologiques aux niveaux macro (celui des méthodologies constituées), méso (celui des « objets », ou éléments autonomes de méthodologies constituées, cf. 2012f) et/ou micro (celui des « méthodes » dans le sens indiqué plus haut) (cf. 2019g), à partir d'un principe unique, celui d'adéquation, et d'une exigence unique, celle d'efficacité, le modèle de cohérence privilégié parmi les quatre modèles disponibles (cf. 050) étant celui des « cohérences multiples ». C'est une position que l'on peut appeler de « relationnisme » intégral, ce concept, contrairement à celui, très connoté négativement, de « relativisme », signifiant que le principe mis en œuvre est celui de la mise en relation, pour mise en adéquation, des choix méthodologiques avec l'ensemble des paramètres d'enseignement-apprentissage. La mise en œuvre d'un tel pluralisme méthodologique suppose bien entendu une bonne connaissance du terrain, mais aussi une bonne connaissance des particularités, avantages et inconvénients des différentes méthodologies et de leurs différents composants internes : on peut reprendre à ce propos, si l’on veut, l’idée de « pluralisme de comparaison ».
Ce pluralisme méthodologique repose sur une logique que l'on peut appeler « environnementale » ou « écologique » : un dernier chapitre de mon Essai sur l'éclectisme s'intitulait d'ailleurs « L'éco-méthodologie » (chap. 2.4.2.3, pp. 117-118). Il s'agit bien d'un « pluralisme méthodologique intégré », mais dans lequel les éléments méthodologiques intégrés et leurs modes d'intégration sont eux-mêmes pluriels, dans le sens où ils sont non seulement divers, mais différents d'un ensemble méthodologique ainsi composé à un autre. La critique que font les auteurs à l’idée de Bowles qu’un paradigme unique pourrait « intégrer tous les paradigmes » est assurément pertinente, et rejoint une autre, faite déjà de son temps à V. Cousin et complémentaire de celle visant sa « philosophie d’Arlequin », à savoir qu’il est impossible de construire une doctrine unique à partir de principes opposés : il faut pour cela un cadre épistémologique capable de gérer la complexité, c’est-à-dire des exigences contradictoires. J’ai traité la question telle qu’elle se pose dans notre discipline dans un texte intitulé « Gérer la complexité en didactique des langues-cultures : penser conjointement la diversité-pluralité, l’hétérogénéité et l’unité » (2017e).
Le fait que ce pluralisme méthodologique doive être composé, comme je l’ai écrit plus haut, « en fonction du terrain », ne signifie pas qu'il soit élaboré « sur le terrain », i.e. par les seuls enseignants : les responsables politiques et éducatifs peuvent légitimement imposer non seulement les objectifs et les programmes officiels, mais certaines orientations idéologiques (c'est bien le cas en Europe, avec l'exigence de respect des valeurs humanistes et démocratiques), certaines finalités éducatives, certains principes pédagogiques et même certaines orientations didactiques au titre de leur adéquation à ces finalités et à ces principes. Pour la « méthodologie plurilingue intégrée » qu'il propose dans notre ouvrage commun, Bruno Maurer va jusqu'à proposer un « modèle d'acquisition » unique, celui de Hufeisen (2019d, pp. 244-245), mais il s'agit d'un modèle qu'il qualifie lui-même d'« empirique », c'est-dire élaboré à partir du terrain. Dans certains pays, pour des raisons telles que la maîtrise des coûts et le niveau de formation des enseignants, les autorités se réservent le droit de labelliser les manuels en fonction de leur cahier des charges, voire imposent un manuel unique élaboré sous leur contrôle. En tant que didacticiens, nous n'avons pas à critiquer ces choix, mais à en prendre acte et à faire avec…
... sauf bien sûr à refuser le travail. Les conditions que nous mettons Bruno Maurer et moi à notre participation sont d'une part le respect du pluralisme méthodologique – aucune méthodologie unique n'est crédible, et chaque méthodologie dominante a par le passé produit autant d'effets négatifs que positifs –, d'autre part le maintien pour les enseignants d'une marge d'adaptation de leurs contenus et de leurs modes d'enseignement, indispensable, et à un certain niveau incompressible, ne serait-ce que pour des raisons d'efficacité, sans parler de la reconnaissance due aux enseignants de leur responsabilité professionnelle, et donc d'une marge elle aussi incompressible d'autonomie. Même si, là encore pour prendre en compte le niveau de formation des enseignants, des recherches spécifiques, telle que celles dites de « recherche interventionnelle » (cf. 2019c), peuvent les aider à cette adaptation en leur fournissant de nombreux modèles différenciés de pratiques accompagnés de leurs indications, conditions et règles d'usage.
Dans notre ouvrage de 2019, Bruno Maurer et moi avons qualifié chacun notre proposition d'« intégrée » : « méthodologie plurilingue intégrée », « évaluation intégrée », ce qualificatif renvoyant dans notre esprit à la fois en interne à une mise en synergie et à une mise en cohérence des éléments retenus, et en externe à une mise en adéquation avec, comme je l'ai écrit plus haut, « l'ensemble des paramètres d'enseignement-apprentissage », qui doivent forcément être pris en compte dans la conduite du processus conjoint correspondant. Ces trois principes s'opposent frontalement aux choix des auteurs du CECR, repris par ceux de son Volume complémentaire, à savoir :
– le découplage total, malgré leurs dénégations constantes – qui commencent dès le sous-titre de leur ouvrage : Apprendre - Enseigner – Évaluer – entre la méthodologie de l'évaluation qu'ils proposent, celle d'une certification standardisée, monolingue et mono-méthodologique, et les processus d'enseignement et d'apprentissage ;
– l'affichage d'une neutralité méthodologique de principe – au prétexte que la science ne permettrait pas « à l'heure actuelle », « actuellement », « à ce jour », « encore »[2] de définir la bonne méthodologie, neutralité clairement contredite dans le texte même, en particulier dans les descripteurs des échelles de compétence, par l'exclusivité accordée de facto à l'approche communicative : les auteurs du CECR de 2001, et, de manière encore plus incompréhensible, ceux du Volume complémentaire de 2018, se situent en-deçà de tout questionnement sur le pluralisme méthodologique, qu'il soit « de juxtaposition », « de comparaison » ou « d'intégration ».
Le « pluralisme culturel » que les auteurs du CECR et du Volume complémentaire promeuvent par ailleurs ne concerne que les cultures sociales, et – preuve s’il en fallait encore de leur désintérêt réel pour l’enseignement-apprentissage – non les cultures scolaires, dans lesquelles le chevauchement de traditions didactiques et orientations officielles parfois très diverses, quand elle ne sont pas opposées, ainsi que l’extrême diversité des profils, habitudes, conceptions et stratégies des enseignants et des élèves, forment naturellement un très fort « pluralisme de juxtaposition ». L’un des défis les plus importants à relever pour une didactique des langues-cultures véritablement soucieuse des problèmes de terrain, assurément, c’est, pour que les uns et les autres parviennent à travailler ensemble de manière harmonieuse et efficace, parvenir à transformer ce pluralisme de juxtaposition en pluralisme d’intégration.
Christian Puren
18/12/2019
[1] Je dois dire que j’ai du mal à comprendre cette distinction que font les auteurs du compte rendu entre le pluralisme de juxtaposition et le pluralisme de comparaison : la comparaison est une méthode qui permet de dégager les éléments de pluralisme (comme on le verra plus bas dans les passages cités de V. Cousin), mais elle ne détermine en rien ce que l'on en fait ensuite : on peut les juxtaposer, ou au contraire les intégrer.
[2] Voir 2015f pp. 11-12 pour le relevé des passages comprenant ces expressions dans le CECR, et leur critique en tant que relevant d'une "idéologie scientiste", à l'opposé de l'épistémologie de la complexité.