Édouard Gentaz, professeur en Psychologie du développement à l'Université de Genève, a publié en septembre 2018 un article intitulé "Du labo à l'école : le délicat passage à l'échelle", sur le site www.larecherche.fr.
Ce chercheur considère que " les résultats de l'apprentissage de la lecture issus des sciences cognitives sont solides et [que] les principes pédagogiques qui en découlent sont désormais bien connus", mais qu'ils ont été obtenus "dans des conditions contrôlées, en petits groupes, avec des effectifs réduits allant de 40 à 100 élèves". Il tire d'une expérience à grande échelle qu'il a menée sur plusieurs centaines d'élèves en 2013, dans laquelle les élèves des groupes expérimentaux n'ont pas eu de meilleurs résultats que ceux des groupes-témoins, la conclusion qu'"on ne peut déduire de résultats de recherche, spécifiques à une situation, des procédures détaillées, applicables à toutes les situations et pour tous les publics" et que "leur mise en application dans les classes demande encore un effort considérable de recherches interventionnelles"", recherches conçues à partir d'une "co-construction de programmes interventionnels par les chercheurs et les enseignants", dans lesquelles ces derniers bénéficieraient ainsi d'"une formation par la recherche".
Cette "recherche interventionnelle" que propose ce chercheur est, comme on le voit, un type hybride de recherche, mi recherche-application, mi recherche-action, ce qui est cohérent avec son projet, puisque la première relève du laboratoire, et la seconde de l'école. Étant donné l'importance de l'environnement en pédagogie en général, et en didactique en particulier, ce type de recherche apparaît a priori intéressant.
Dans l'hybride tel que Édouard Gentaz le conçoit ainsi, la recherche-application semble bien l'élément prépondérant, dans la mesure où les résultats des recherches qu'il considère comme des acquis scientifiques vont jusqu'à fixer les détails pratiques de ce qu'il appelle la "méthode pédagogique" de l'enseignement-apprentissage de la lecture-décodage, qu'il rappelle dans les lignes suivantes :
Les résultats de la synthèse des études internationales, comme ceux des études françaises, montrent que, pour être efficaces, les interventions doivent être explicites : les compétences travaillées pendant chaque séance doivent être très clairement établies - apprentissage d'une seule correspondance graphème-phonème, par exemple. Elles doivent également être très structurées, avec un enchaînement précis d'exercices planifiés, et s'effectuer en petits groupes. Les séquences, de courte durée (20 à 30 minutes), doivent être répétées plusieurs fois dans une même semaine et ce pendant un ou deux mois. Les études françaises montrent également que les capacités à identifier et à manipuler les phonèmes peuvent être entraînées très tôt, en grande section de maternelle.
En accord avec la littérature scientifique internationale, nos études montrent également que les interventions les plus efficaces sont celles dans lesquelles le travail oral sur les phonèmes s'effectue avec le support écrit des lettres qui leur correspondent.
On se demande du coup si l'objectif réel de ce chercheur, avec ces "recherches interventionnelles" dans lesquelles tous les enseignants seraient en mesure de bien se former à ce qu'il considère comme la bonne méthode d'enseignement du décodage, n'est pas de tenter à nouveau de valider sur le terrain les résultats ses recherches en laboratoire et la "méthode pédagogique" qu'il en a déduit. Mais il se retrouve de ce fait dans une situation fort paradoxale, qui est de vouloir valider hors-laboratoire l'efficacité d'une méthode sur un terrain où il va contrôler la condition qu'il juge par ailleurs la plus décisive - celle qui a provoqué selon son lui l'échec de son expérience à grande échelle -, à savoir le niveau de formation des enseignants à l'application de cette méthode.
Si ce chercheur voulait véritablement vérifier la corrélation entre le niveau de formation des enseignants et l'efficacité de sa méthode, l'expérimentation qui semblerait s'imposer du point de vue de la recherche scientifique serait de comparer les résultats obtenus avec cette méthode par des enseignants non formés à cette méthode, et par d'autres bien formés à cette méthode, avec des publics et dans des conditions d'enseignement par ailleurs comparables.
Une recherche qui irait plus loin, toujours à partir des hypothèses de ce chercheur, consisterait de comparer non seulement les résultats obtenus par la méthode, mais les adaptations de la méthode - et les corrélations entre les résultats et les adaptations - telle qu'elle a été mise en oeuvre dans des conditions comparables par des enseignants débutants et par des enseignants expérimentés, tous non formés à sa méthode, en partant du postulat que les seconds savent mieux s'adapter que les premiers. Ce n'est que ce dispositif de recherche qui pourrait, il me semble, éventuellement valider l'hypothèse posée par ce chercheur suite au bilan de son expérience à grande échelle, à savoir que l'efficacité de sa méthode dépend des "procédures détaillées" mises en oeuvre par les enseignants en fonction de leur public et des conditions d'enseignement-apprentissage.
La recherche qui irait le plus loin, enfin, viserait à tenter de dégager, à partir des résultats de la recherche ci-dessus, des règles contextuelles d'adaptation des procédures de mise en oeuvre de sa méthode en fonction des différents facteurs qu'il évoque par ailleurs de manière non exhaustive dans son article : "méthode pédagogique utilisée, taille de la classe, niveau de formation des enseignants, niveau socio-économique des familles dont sont issus les élèves..."
Je ne pense pas qu'on puisse aller plus loin, c'est-à-dire qu'on puisse jamais dégager en didactique des langues des lois générales permettant de passer, comme le dit ce chercheur, "du labo à l'école". Mais ce serait déjà bien avancer...
Christian Puren