La problématique de l'autonomie en milieu scolaire, "entre émancipation et normalisation"


Le titre de ce billet s'inspire du titre d'un numéro de revue intitulé "L'autonomie de l'élève : émancipation ou normalisation ?". Un des articles m'a  particulièrement intéressé :

 

FURLER Héloïse, "Les pratiques du gouvernement de soi à l'école : les dispositifs pédagogiques de l'autonomie et leurs contradictions", Recherches en Education n° 20, octobre 2014, "L'autonomie de l'élève : émancipation ou normalisation ?", Revue de l'université de Nantes, UFR Lettres et langage, pp. 76-86. Lien direct de téléchargement de l'ensemble du numéro.

 

Dans ce compte rendu de recherche, l'auteure "problématise" en effet constamment, à partir d'une analyse ethnographique (observations de classes enfantines et primaires, entretiens d'enseignants, d'élèves et de parents), la question de l'autonomie des élèves. Parce que l'autonomie est à la fois l'objectif et le moyen, cette question se trouve prise dans une contradiction fondamentale : on forme les élèves à l'autonomie en leur demandant d'être autonomes... ce qu'ils ne sont justement pas (et les plus faibles le sont en général moins que les autres).

 

Cette contradiction est bien connue, mais l'intérêt de la recherche présentée est qu'elle va plus loin en étudiant finement "les pratiques [des enseignants] qui accompagnent l'injonction à l'autonomie dans le cadre scolaire".

 

L'auteure dégage en particulier quatre formes d'engagement exigé des élèves ("intellectuel", "instrumental", "moral" et "expressif"), ainsi que les grandes stratégies mises en œuvre par les enseignants pour gérer cette contradiction : ce sont l'"investissement" (l'enseignant se surinvestit professionnellement dans sa classe et son établissement), la "coercition" (l'enseignant maintient paradoxalement un haut degré de directivité), la "distanciation" (l'enseignant reporte ses difficultés dans l'autonomisation des élèves sur la responsabilité des élèves eux-mêmes, des parents et des intervenants extérieurs à l'école), enfin l'"orientation des pratiques parentales" (l'enseignant tente de mettre les parents au service de ses intentions pédagogiques).

 

Les tout derniers mots de la conclusion de l'article attirent  à nouveau l'attention sur un risque déjà bien repéré par les chercheurs :

 

Le danger réside dans le fait que les dispositifs pédagogiques de l'autonomie, parce qu'ils les considèrent comme allant de soi, tendent à écarter la question des conditions sociales qui rendent possible l'engagement de l'élève et favorisent sa réussite scolaire. En ignorant ces conditions, on court le risque de voir s’aggraver les difficultés scolaires de ceux qui ne possèdent pas les ressources pour « apprendre de manière autonome » au sein des dispositifs, et s’accroître les inégalités sociales de réussite scolaire dès l’école élémentaire. (p. 85)

 

Cet article me semble venir s'ajouter avec profit aux considérations que j'ai développées depuis quelques années sur la complexité de la problématique de l'autonomie en milieu scolaire. Il est extrêmement simpliste du point de vue de l'analyse pédagogique de conclure qu'il faut exiger de l'enseignant qu'il parvienne à une progression constante dans le processus d'autonomisation de ses élèves : cela peut être contreproductif du point de vue didactique, injuste socialement (pour les élèves) et culpabilisant pour l'enseignant (qui forcément ne peut pas y parvenir). C'est pourtant une telle exigence qui se dégageait globalement des premiers travaux en FLE sur l'autonomie, dans les années 80-90, et à ma connaissance ces travaux n'ont pas fait depuis l'objet d'un réexamen collectif de la part des didacticiens de cette discipline.

 

On pourra voir ou revoir sur mon site, à propos de cette problématique de l'autonomie des apprenants, les documents suivants :

 

- 1996b. "Problématique de l'autonomie et explication de textes dans la tradition hispanique : du questionnement comme méthode d'enseignement au questionnement comme méthode d'apprentissage".
- 2000c. "Du guidage à l’autonomie dans la lecture des textes littéraires en classe de langue".
- 2010f. "L'autonomie dans la nouvelle perspective actionnelle : une problématique à reconsidérer".
- 2014d. "Contrôle vs. autonomie, contrôle et autonomie : deux dynamiques à la fois antagonistes et complémentaires".
- 2015d. "Approche actionnelle et autonomie : nouveaux enjeux dans l'enseignement et l'apprentissage des langues" (conférence vidéoscopée, 1h05).

 

On notera à leurs seuls titres que dans mes deux premiers articles, de 1996 et 2000, j'étais moi aussi influencé par l'idée que l'autonomie se réduisait à l'"autonomisation", c'est-à-dire à une progression que l'enseignant devait assurer constamment vers plus d'autonomie de l'apprenant, et ce alors même que j'avais déjà développé dès 1995 une critique de l'idéologie de la "centration sur l'apprenant" (1995a).

 

Entre ces deux articles et ceux des années 2000-2001, j'ai complexifié ma conception de la relation entre le processus d'enseignement et le processus d'apprentissage : je renvoie sur ce point au document "Un « méta-modèle » complexe : typologie des différentes relations logiques possibles entre deux bornes opposées" (document 022): les différents modes de relation que j'y présente doivent aussi s'appliquer, comme je le montre dans mon article 2014d, aux deux bornes opposées que sont l'hétéronomie et l'autonomie. De même que la "pédagogie différenciée" ne peut se mettre en œuvre sans articuler sur des modes différenciés la différenciation de l'enseignement et la différenciation de l'apprentissage (cf. mon précédent billet du 9 février 2017), la gestion de la problématique de l'autonomie ne peut se faire sans modulations différenciées des degrés de liberté de l'apprenant et des degrés de directivité de l'enseignant. Dans un environnement d'enseignement-apprentissage collectif, et d'enseignement-apprentissage d'un objet aussi normé lui-même qu'une langue, l'émancipation et la normalisation (si on veut bien retirer à ce dernier concept ses connotations historiques très négatives...) sont clairement deux processus à la fois antagonistes et complémentaires.