Le journal Libération a publié dans son édition du samedi 1er et dimanche 2 octobre derniers, pp. 20-21, l'interview du philosophe et sinologue français bien connu, François JULLIEN, à propos de son dernier livre, Il n'y a pas d'identité culturelle (Éd. de l’Herne, 2016).
Le titre donné à l'interview par la journaliste (« Une culture n’a pas d’identité car elle ne cesse de se transformer ») est très réducteur par rapport aux propos qu'elle-même rapporte, mais ces propos sont intéressants parce qu'ils rejoignent les idées d'un Jacques DEMORGON ou encore d'un Francis DUBET, qui mettent en évidence l'insuffisance des concepts d'interculturel et d'interculturalité pour penser les enjeux de la vie commune, de la citoyenneté et du travail collectif dans une société multilingue et multiculturelle : voir les références au premier auteur dans mon article 2001j, et au second dans le Post-scriptum sur la page de téléchargement de ce même article.
Dans la suite de ce billet, je signale par la lettre « a », les idées rapportées de François JULLIEN, et par la lettre « b » celles qu'elles me suggèrent pour la didactique des langues-cultures.
1a. Pour F. Jullien, il n'existe pas d' « identité culturelle » objective, mais seulement « le processus d'identification par lequel un individu se constitue en sujet ».
1b. Il s’agit là d’une critique décisive du « culturalisme » dans lequel est tombée l’approche interculturelle, du moins dans ses premières versions. La « rencontre interculturelle » de l'approche communicative-interculturelle – dont le modèle a été le voyage touristique, voir mon article 2014a) –, n'est pas, comme l'écrivait déjà Martine ABDALLAH-PRETCEILLE en 1986, la rencontre entre deux cultures, mais entre deux sujets qui ont construit plus ou moins librement et consciemment une identité culturelle complexe (voir mon article 1998f, chap. 2.2.3, pp. 16-18). On retrouve là l’idée d' « homme pluriel » de Bernard LAHIRE (titre de son ouvrage de 1988), qui apparaît aussi dans le « pluralisme motivationnel » que constate Florence PASSY dans sa recherche sur l'altruisme politique et l'engagement protestataire (voir mon billet de blog en date du 17 avril 2012).
2a. F. Jullien poursuit : « D’autre part, identité va de pair avec "différence". Or, la différence sert seulement à ranger ; et l’on prétend identifier ainsi les caractéristiques de chaque culture. [...] il n’y a pas de différences culturelles, il y a ce que j’appelle des écarts. [...] Dans la différence, une fois la distinction faite, chacun des termes s’en retourne de son côté. L’écart permet, en revanche, aux deux termes de rester en regard. Et cette tension est féconde. Chacun y reste dépendant l’un de l’autre pour se connaître et ne peut se replier sur ce qui serait son identité. […] Parce qu’il [l'écart] ouvre une distance, fait apparaître de l’entre, où se produit du commun. Du commun qui n’est pas le semblable – cette distinction est essentielle. […] La consistance d’une société tient à la fois à sa capacité d’écarts et de commun partagé : d’écarts au travers desquels du commun peut se promouvoir et se partager. »
2b. Cette critique des différences trouve chez moi un écho. Cela fait des années – je l'ai écrit dans un article rédigé l'année de publication du CECRL et publié en 2002 – que je défends l'idée que « lorsqu'il s'agit non plus seulement de "vivre ensemble" (coexister ou cohabiter), mais de "faire ensemble" (co-agir), nous ne pouvons plus nous contenter d'assumer nos différences : il nous faut impérativement créer ensemble des ressemblances » (2002b, p. 8). Par ailleurs, dans un article récent (2015f), j'ai écrit : « Dans les sociétés qui cultivent le pluralisme culturel, la démocratie doit forcément être pluraliste, et dans une démocratie pluraliste, ont toute légitimité à défendre leurs idées ceux qui réclament un droit personnel à "l’indifférence aux différences" ».
Par contre, le concept de « commun », qu'utilise F. Jullien, me semble plus juste que celui de « ressemblance », que j'ai constamment utilisé depuis cet article de 2002, et qui correspond à celui de « semblable », que F. Jullien critique à juste titre : le concept de « ressemblance », tout autant que celui de « différence », postule en effet l'existence d' « identités » qui seraient objectivables.
3a. F. Jullien propose logiquement d'abandonner ce concept d' « identité », et de le remplacer par celui de « ressources » : « Les ressources ne sont pas une notion idéologique : elles ne se "prêchent" pas, contrairement aux valeurs. Défendre des "valeurs françaises" s’inscrit dans un rapport de force[s], alors que les ressources sont à la disposition de chacun. » À la question de la journaliste, « Comment éviter que le commun se fissure ? », il répond : « Il faut pour cela activer nos ressources culturelles, c’est en ce sens que j’entends "défendre". Il faut se demander quelles sont les ressources que l’on peut exploiter aujourd’hui, à partir desquelles du commun peut se produire. J’aimerais un grand débat sur ce sujet en France. La culture française, est-ce La Fontaine ou Rimbaud ? C’est autant l’un que l’autre, c’est l’écart entre les deux. C’est cette tension entre les deux qui est féconde et fait ressource. »
3b. L'idée de « ressources culturelles » est parfaitement en accord avec la logique de la perspective actionnelle : dans chaque séquence ou unité didactique, les élèves sont invités à rechercher et acquérir les ressources langagières et culturelles nécessaires pour la réalisation de leur projet commun.
Par contre, contrairement à F. Jullien, je ne vois pas pourquoi il faudrait abandonner les valeurs universelles : elles peuvent certes être exploitées au profit de certains (elles l'ont été par exemple au service du colonialisme européen) ; mais elles ont été aussi revendiquées, et le sont encore, par des militants de la cause démocratique dans le monde entier.
Je ne vois pas davantage pourquoi l'idée de « valeurs françaises » devrait être abandonnée en raison des manipulations et instrumentalisations auxquelles elle a été et est encore soumise : parmi ces « valeurs françaises », je place pour ma part cette ouverture d'esprit qui permet aux Français de considérer que leur culture, c'est tout autant La Fontaine que Rimbaud, et cette « tension » entre les deux dont parle F. Jullien… Dans mon article 2015f déjà cité supra, je terminais ainsi le passage cité supra en 2b : « [dans une démocratie pluraliste, ont toute légitimité à défendre leurs idées ceux qui réclament…] un droit collectif au rejet de différences qu’ils considèrent comme contraires aux valeurs fondant le lien social, qu’elles soient universelles ou locales : dans une société pluraliste, le principe fondamental n’est pas le respect des différences, mais le respect des différends. »
Je ne vois pas enfin comment il serait possible de ne pas s’inscrire concrètement dans un rapport de forces. « Que dire – me fait remarquer mon collègue Michel MOREL à la lecture de ce billet –, quand les valeurs locales fondant le lien social sont contraires aux valeurs universelles, et que certains veulent faire valoir ces dernières en prenant le risque de rompre le lien social ? » À l’inverse, peut-on ajouter, que dire quand les valeurs universelles fondant le lien social sont contraires aux valeurs locales (i.e. de certains communautés), et que certains veulent faire valoir ces dernières en prenant le risque de rompre le lien social ? Je considère, si du moins ce sont tous des citoyens du même pays, qu'ils doivent faire savoir ce différend en disant qu'ils n'acceptent pas cette différence... Ils ont le droit de le dire – c'est le principe du « dissensus démocratique » –, mais c'est bien le rapport de forces existant, celui qui dans leur pays a créé les lois et qui les y fait éventuellement évoluer, qui va décider du résultat, à savoir quelles valeurs parviendront finalement à s'imposer contre les autres.
4a. F. Jullien dit d'ailleurs, plus loin dans cet entretien : « Je ne renonce donc pas à l’exigence d’universel, au sens prescriptif, au sens fort, y compris dans le champ politique. Mais en même temps, je pense que cet universel n’est jamais satisfait […]. Il est un idéal qui, parce qu’il n’est jamais satisfait, ne cesse de faire progresser et déploie plus loin le commun. »
4b. Cet « universel prescriptif » ne peut se passer de valeurs universelles, pour la poursuite desquelles les « ressources culturelles », comme l’indique le concept même choisi par J. Jullien, ne peuvent être que des moyens, et non des fins en elles-mêmes ; et le champ politique ne peut fonctionner, en démocratie, sans le jeu des rapports de forces.
5a. F. Jullien poursuit : « Il ne faut donc pas renoncer à cette exigence d’universel en se contentant, comme on le fait aujourd’hui, d’invoquer la tolérance. La tolérance relève souvent de la résignation et du compromis : on supporte l’autre. Or ce n’est pas ainsi que l’on produira un commun actif, intensif, qui puisse conférer de l’élan à nos sociétés. »
5b. Je ne peux que partager à nouveau les idées de F. Jullien, que ce soit lorsqu’il critique une tolérance trop exclusivement mise en avant dans l'approche interculturelle, ou lorsqu’il promeut ce « commun actif, intensif, qui puisse conférer de l’élan à nos sociétés » : c'est ce qu'on appelle, je crois, un « projet de société », à l’image de celui qui, dans la perspective actionnelle, réunit tous les élèves pour un « faire ensemble », tant dans la société classe que dans la société extérieure.
Christian Puren, 19 décembre 2016