La publication il y a quelques jours du rapport PISA, qui montre que l'Ecole française est première... en ce qui concerne la transformation des inégalités sociales en inégalités scolaires, donne actuellement lieu à une avalanche de commentaires dans tous les médias.
Si vous ne deviez lire que deux textes à cette occasion, je vous conseillerais personnellement les comptes rendus de deux entrevues données au Café pédagogique par Jean-Yves Rochex, Professeur en Sciences de l'éducation à l'Université de Paris 8 et co-auteur avec Jacques Crinon, de l'ouvrage La construction des inégalités scolaires (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011). Le premier date de plus d'un an, à l'occasion sans doute de la sortie de son livre, le second d'aujourd'hui, à l'occasion de la publication des résultats de l'enquête PISA 2012 :
- « "Jean-Yves Rochex : Réouvrir le chantier de la culture scolaire" » (Expresso du 5 octobre 2012).
- « Pisa 2012 : "Jean-Yves Rochex : Viser le noyau dur de la construction des inégalités scolaires" » (Expresso du 6 décembre 2013).
Outre l'analyse sociologique des causes de ce fonctionnement inégalitaire de l'école française, qui me paraît pertinente - mais je ne suis pas un spécialiste -, j'ai particulièrement noté dans ces deux textes, parce qu'ils éveillent des échos par rapport à mes propres problématiques en didactique des langues-cultures, les quelques points suivants:
1) La nécessité de ce qu'il appelle un "toilettage conceptuel" dans les discours, de manière à éviter
les multiples ambiguïtés qui fondent, à gauche comme à droite, nombre de discours et de projets sur les rythmes scolaires, l’individualisation des parcours, la différenciation de la pédagogie ou encore sur l’autonomie des établissements.
Tous les points suivants, que j'ai aussi notés, me paraissent être de bons exemples de cette nécessaire réflexion sur nos outils de réflexion.
2) La nécessité, pour échapper à la pensée unique et penser de manière complexe, de concevoir que les contraires peuvent être complémentaires (cf. une pensée du peintre et sculpteur français Georges Braque : "Il faut toujours deux idées: l'une pour tuer l'autre"):
(...) à l’encontre des débats caricaturaux, des postures dogmatiques et des oppositions simplistes entre « pédagogues » et « républicains », entre « centration sur les enfants » et « centration sur les savoirs » (...) il faut oeuvrer à concilier les acquis des pédagogies visant à ce que les élèves soient en activité intellectuelle et les exigences des pédagogies explicites et structurées, pour ne pas laisser à la charge des familles ou du hors l’école la construction de ce qui est nécessaire pour apprendre et réussir à l’école.
3) L'affirmation du fait que la "pédagogie différenciée" (le thème principal de son ouvrage de 2012 en collaboration avec J. Crinon) n'est pas, contrairement à ce que laisse entendre l'expression, la seule affaire de l'enseignant :
L’un des premiers actes d’une telle rupture (avec le déterminisme social actuel) devrait à mon sens être de généraliser et de mettre en oeuvre le principe « donner plus à ceux qui ont le moins » bien au-delà des écoles et établissements concernés par la politique ZEP (dans lesquels il est d’ailleurs loin d’être effectif comme l’a montré le récent rapport de la Cour des comptes). La dotation en moyens budgétaires et humains de toutes les écoles et établissements devrait, selon ce principe, être différenciée et varier de manière progressive en fonction des caractéristiques sociales et culturelles des populations qui y sont accueillies, selon des critères élaborés et mis en oeuvre de manière transparente et démocratique.
C'était le sens de la critique que j'avais faite de l'expression "pédagogie différenciée" dans un article de 2003(a) intitulé, de manière provocatrice, "Contre la 'pédagogie différenciée' !" (les guillemets avant et après "pédagogie différenciée" dans ce titre étant bien sûr à noter pour sa bonne compréhension...).
4) L'attention, dans la ligne de ce qu'Edgard Morin appelle "l'écologie de l'action", au fait que l'action peut produire des résultats à l'exact opposé des intentions de l'agent. Un concept tel que celui d'"innovation", systématiquement valorisé, ne tient pas compte de ce risque inhérent à toute action sociale. Or :
On sait aujourd’hui que (...) des modes de faire qui se veulent innovants et favorables aux enfants de milieux populaires peuvent aller à l’encontre des objectifs poursuivis et s’avérer aussi inégalitaires que les modes de faire dont ils visaient à se démarquer.
J'a repensé, en lisant ces lignes, à ce que j'écrivais il y a 15 ans dans un article intitulé significativement "Que reste-t-il de l'idée de progrès en didactique des langues" (voir l'article sur le site de l'APLV, ou sur mon site personnel (1997d).
5) Jean-Yves Rochex, enfin, cite Henri Wallon critiquant la culture scolaire française, qui, comme on le sait, réserve les filières les plus "pratiques" (i.e. "techniques", ou "professionnelles") aux élèves les plus faibles, les meilleurs étant systématiquement orientés vers les filières les plus "théoriques", ou "abstraites", en particulier "scientifiques", en rappelant qu'il affirmait la nécessité de prendre en considération l'ensemble des éléments de "la triade théorie-technique-pratique".
Je vais assurément rechercher et lire le texte en question d'Henri Wallon (« Éducation et psychologie », 1961, repris in H. Wallon, Psychologie et dialectique, Paris, Messidor, 1990, parce que j'ai l'impression que ce concept de "triade" correspond, dans son domaine, à la trilogie "théorie-modèle-pratique" que j'ai développée de mon côté comme l'un des concepts épistémologique de base en didactique des langues-cultures : il y a dans les deux cas une interface indispensable entre la théorie et la pratique, et les "techniques" d'enseignement peuvent sans doute être considérées comme des formes de mise en oeuvre directe, en classe, des "modèles" didactiques. Il faudra que j'introduise cette idée dans le document "Le champ sémantique de "méthode" (Document 004).
Christian Puren